Le directeur de la photographie, auteur des images?

Vittorio Storaro, illustre maître de l’image, est monté au créneau. Comme lui, toutes les associations européennes telles que la BSC (British Society of Cinematographer) ou AFC (Association Française des Cinéastes) cherchent à faire reconnaître le Directeur de la Photographie comme un co-auteur du film, au même titre que le musicien ou le scénariste. L’argument avancé est le suivant: un film est le résultat d’une somme de créations individuelles orchestrées par le réalisateur: le scénariste écrit avec les mots, le musicien «écrit» avec les notes, le directeur photo «écrit» avec la lumière.

IMAGO, «European federation of cinematographers», représente 2500 directeurs photos répartis sur plus de 37 pays, de la petite Lithuanie jusqu’aux grands pays européens tels que l’Allemagne.

Basé au Danemark, IMAGO organise régulièrement des rencontres professionnelles  entre DOP. C’est l’occasion de faire des mises au point précises –sur les nouvelles technologies par exemple- ou encore des sessions de formation pour l’ensemble de ses membres. Toutefois, le fer de lance actuel de cette association internationale consiste à essayer de ratifier au niveau mondial une revendication cruciale pour les directeurs photos: que l’image soit  considérée comme un objet artistique et donc  éligible aux droits d’auteur, au même titre que la musique ou le texte écrit.

D’emblée, cette proposition se heurte au système anglo-américain qui nie en bloc toute idée de propriété intellectuelle et qui favorise d’abord le producteur au détriment de l’auteur, quel qu’il soit. Cette opposition s’était manifestée avec beaucoup de bruit lors des négociations portant sur les nouvelles règles du commerce mondial. On se souvient que les Français en particulier étaient montés aux barricades pour dire que la culture n’était pas un produit comme les autres…

L’idée d’un droit d’auteur pour l’image est née d’une déclaration rédigée à Huelva, au Mexique , en 2004, et a fait suite à un premier manifeste élaboré en 1999 en Pologne, lors du Festival Camerimage qui avait réuni un grand nombre de DOP.

Outre la reconnaissance du travail artistique de l’image, la déclaration de Huelva s’attache aussi à revendiquer l’intégrité du travail de l’auteur face aux multiples manipulations possibles.

En voici l’essentiel:

– Les œuvres cinématographiques et audiovisuelles sont considérées dans le monde entier comme des œuvres de création artistique et sont, par conséquent, protégées par les lois de propriété intellectuelle des conventions internationales relatives à ce sujet.

– L’œuvre cinématographique et audiovisuelle est le résultat de la contribution de plusieurs créateurs.

– La contribution artistique du directeur de la photographie à la création des images en mouvement est toujours essentielle pour le résultat de l’œuvre cinématographique et / ou audiovisuelle.

– Le directeur de la photographie est toujours l’auteur de la photographie et dans tous les cas le co-auteur des œuvres cinématographiques et audiovisuelles.

– Nous, les directeurs de la photographie réunis pendant le 1er Congrès International sur les Droits d’Auteurs à Huelva, réclamons la reconnaissance expresse de notre condition de co-auteurs de plein droit des œuvres cinématographiques et audiovisuelles et demandons aux autorités publiques de fournir tous les moyens nécessaires pour garantir notre protection et notre participation effective à tous les bénéfices que peuvent générer ces œuvres.

Toutes les associations représentées au Congrès, se sont accordées pour entreprendre les actions nécessaires, tant au niveau national qu’international, à travers Imago (fédération européenne de directeurs de la photographie) pour obtenir la reconnaissance universelle des directeurs de la photographie comme co-auteurs de l’œuvre cinématographique et audiovisuelle.

Le cinéma est fait d’images en mouvement.

Sans images, il n’y a pas de cinéma.

Huelva, 14 novembre 2004

Pour illustrer son propos, l’un des intervenants, ANDREAS FISCHER-HANSEN, est parti d’une anecdote. Lors du voyage qui lui a permis d’aller à Huelva, il a fait une escale à Madrid et a eu suffisamment de temps pour se rendre au Prado afin d’ admirer de ses propres yeux, «les Ménines», le célèbre tableau de Vélasquez. Après s’être extasié devant l’œuvre qui intègre beaucoup d’éléments cinématographiques (profondeur de champ, point de vue subjectif du peintre, contrechamp…) , ANDREAS FISCHER-HANSEN achète une carte postale à la librairie du musée et constate que l’image a été recadrée : tout le plafond a été oublié !

Il questionne alors ce que serait la réaction de Vélasquez s’il voyait comment son œuvre a été massacrée. Pour lui, le directeur photo est confronté aux mêmes excès : les cadres sont tronqués, malmenés, soumis à des manipulations permanentes.

Dès lors était clairement posé le principe d’une reconnaissance réelle du statut d’auteur. Si le DOP a une sorte d’«aura artistique», cela ne se traduit ni dans les conventions de travail, ni dans les contrats. Le combat que mène IMAGO est gigantesque. Au niveau européen, il a fallu d’abord harmoniser les demandes. Chaque pays a été ainsi invité à définir l’«état» du DOP : auteur ? Co-auteur ? Pas du tout auteur ?

Si la Bulgarie, la Lithuanie et la Pologne reconnaissent ainsi le DOP comme auteur ou co-auteur des images, ce n’est pas le cas des «grands» pays tels que l’Italie ou même la France, pourtant férue en la matière.

Mais peu à peu, l’idée fait son chemin. L’Espagne par exemple, sous l’impulsion de Almodovar et Pénélope Cruz, a mis au point un texte qui fait référence. L’Allemagne, Win Wenders en tête, est aussi en avance sur le texte. Dans ces deux derniers cas, il est intéressant de noter que les réalisateurs – et non des moindres-  appuient fermement cette proposition.

On peut prévoir qu’à moyen terme, le DOP sera reconnu en tant qu’auteur des images et, à ce titre, aura un droit de regard sur son travail au même titre qu’un musicien.

Comment le Canada et le Québec se situent-ils par rapport à ce mouvement ?

Daniel Vincelette, DOP et membre du CSC (Canadian Society of Cinematographers), a réfléchi depuis un certain temps à cette question (…)

À titre personnel, que penses-tu de l’idée?

Il me semble incontestable, dans la plupart des cas, que si DOP il y a sur un projet, celui-ci (celle-ci) fait partie inhérente du groupe de créateurs  du film …Par analogie, pensons à un orchestre symphonique où deux artistes/musiciens solistes interprètent la même partition mais pas le même jour. Qui oserait imaginer que le résultat soit identique ?

Pourquoi alors peut-on affirmer que deux artistes/DOP feraient les mêmes images à partir d’un même scénario? Pourquoi les choisit-on souvent avec autant de soin que lorsqu’il est question des acteurs principaux d’un film? Comment prétendre alors qu’ils ne devraient pas bénéficier du titre d’auteur des images et des droits qui pourraient y être associés  – Poser la question est y répondre il me semble!

Par ailleurs, le titre de directeur-photo est grandement galvaudé. N’est pas directeur-photo qui veut: il ne suffit pas de savoir allumer deux projecteurs pour mériter le titre et être ‘”affiché” comme tel, comme cela semble être le cas aujourd’hui, mais c’est un autre long débat.

Quelle est la position du CSC (Canadian Society of Cinematographers) à ce sujet?

Il y a une réflexion en cours à ce sujet . CSC est membre d’IMAGO et va probablement s’aligner sur les mêmes positions.

En quoi notre situation géographique et culturelle peut-elle influencer une prise de position singulière?

Le Québec est à une sorte de carrefour où les discussions à ce sujet sont tiraillées entre diverses positions. Évidemment, ce n’est pas un grand sujet de préoccupation ou un sujet chaud dans les différents forums professionnels pas plus que dans les bars où se terrent les gens du milieu.

Ceci étant dit, le milieu culturel québécois a été très impliqué dans le dossier international de la sauvegarde de l’identité culturelle et de ses droits face aux commerçants. À ce titre, et aussi parce que nous vivons dans un milieu hybride où se côtoient Code Civil et Common Law, nous devrions être plus ouverts, comme ça semble se répandre en Europe, à reconnaître des droits d’auteurs à d’autres créateurs hormis le groupe «scénariste, réalisateur, comédien, musicien et omniprésent producteur». Ce dernier se garde bien aussi de soulever la question car il bénéficie ici de la cession de droits de la plupart des créateurs, comme l’ont imposé les Américains dans leur modèle d’affaires qui inclut la Culture. Également, je crois que les bénéficiaires actuels de droits d’auteurs ne verraient pas d’un bon oeil l’idée de partager avec le DOP et le monteur leurs avantages, fussent-ils importants pour  l’écriture du film .

De façon plus générale,  comment vois-tu évoluer le métier?

Le métier reste semblable en ce sens que nous devons toujours et encore nous servir de toutes nos connaissances, notre sensibilité et nos expériences pour transposer en images une histoire écrite. Je ne crois pas que ça change fondamentalement tant que des humains voudront qu’on leur raconte en images une histoire; il faudra bien des gens pour le faire, peu importe comment évoluera la technologie. Ceci étant dit, le métier bouge à la vitesse grand V et il est ardu de se tenir à jour avec l’évolution des technologies qui s’appliquent désormais à notre travail. L’univers numérique nous permet de grandes choses mais permet aussi  à plein d’intervenants de manipuler l’image à leur convenance et de modifier le concept qui a normalement été élaboré par le DOP après mûre réflexion et échanges avec le réalisateur, le directeur artistique, etc. Il serait important de définir plus clairement la responsabilité du DOP, ses obligations et aussi ses prérogatives/droits afin de conserver à travers la chaîne de postproduction le look qu’il a choisi de donner à “ses” images.

 

Vittorio Storaro est un directeur de la photographie italien, né le 24 juin 1940 à Rome. Il a reçu trois fois l’Oscar de la meilleure photographie : pour Apocalypse Now en 1980, Reds en 1982 et Le Dernier Empereur en 1988.

Voici la lettre qu’il a écrit suite  à la déclaration de Huelva :

Le directeur de la photographie est la seule personne qui développe le concept de la lumière, et qui en est responsable , comme moyen de création d’une structure figurative. Ce n’est pas seulement une « façon de voir » mais plutôt un moyen d’organiser une ARCHITECTURE DE LA LUMIÈRE qui sert de soutien photographique et figuratif au récit.

Le fait d’écrire en lumière n’est pas seulement une forme d’écriture manuscrite individuelle, c’est aussi une conception personnelle de la vie représentée par une expression artistique individuelle. C’est, à n’en pas douter, une expression de notre for intérieur, une visualisation de notre âme profonde. C’est un cheminement que j’ai personnellement entrepris il y a quelque temps, d’abord en explorant la contrée où OBSCURITÉ et LUMIÈRE se distinguent, puis en m’immergeant dans cette lumière pour découvrir les sens, les symboles, la physiologie, les âges, les drames, les sensations et les émotions rattachés à chaque COULEUR, un cheminement que je poursuis tandis que je note ces pensées, en m’interrogeant et en méditant sur l’ÉQUILIBRE DES ÉLÉMENTS…La photographie dans une œuvre cinématographique est une propriété « immatérielle » qui, dès le moment où elle est conçue, développée et matérialisée, est régie par un droit d’auteur qui nous « appartient », même si elle n’a pas encore été juridiquement reconnue. Le directeur de la photographie apporte une contribution créatrice spécifique au cours de l’étape de la PRÉPARATION (où il établit son concept photographique); au cours de la très importante étape du TOURNAGE (où, en plus de réaliser son propre concept créatif, il réalise également celui de tous les autres coauteurs du film) et, enfin,  au cours de l’étape de la POSTPRODUCTION (où, en plus de déterminer la lumière et les couleurs des prises de vue d’après la COPIE ZÉRO, il devient responsable d’unifier les volontés créatrices et le travail de tous les autres coauteurs, principalement du réalisateur).

Ce n’est qu’au moment où les divers éléments qui contribuent à créer une œuvre cinématographique deviennent en équilibre, qu’au moment où cette œuvre est réalisée grâce À L’ÉCRITURE AVEC DE MOTS – À L’ÉCRITURE AVEC DES NOTES DE MUSIQUE– À L’ÉCRITURE AVEC DES IMAGES et À L’ÉCRITURE AVEC LA LUMIÈRE que l’on peut appeler cette œuvre un film. C’est pour cela que je crois que nous avons tous le droit, qu’il nous soit dévolu ou non, de signer nos œuvres à titre d’AUTEUR DE LA PHOTOGRAPHIE au cinéma, un titre qui nous revient de droit.

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