La femme qui va traverser le boulevard avec l’enfant dans ses bras…

Propos sur le métier : rencontre avec Louis Bélanger

 


Dans la suite de «Route 132», Louis Bélanger prépare un film en co-écriture avec Alexis Martin. Il s’agira d’un huis clos où trois adultes, reclus dans une grange,  confrontent leurs différences. Dans la foulée de ce nouveau projet, nous avons demandé à Louis Bélanger comment l’image d’un film se construit, depuis les premiers moments d’écriture jusqu’aux sessions finales de post-production.

 

Entretien réalisé par Philippe Lavalette, CSC

 

Etre cinéaste, c’est d’abord savoir écrire. Outre l’exercice d’écriture, comment les images t’accompagnent durant ce processus ? Est-ce que tu «vois» le film se dérouler ?

À défaut d’images réelles, il y a un certain nombre de sensations qui m’accompagnent. Par exemple, pour le prochain film que j’écris en duo avec Alexis Martin, je «vois» un tapis de feuilles mortes au moment du gel. J’entends les feuilles crisser sous les pas. Je sens même leur odeur. La sensualité du film est là ; elle est nécessaire à l’écriture.

Autre exemple : pendant la scénarisation de «Route 132», il y a une photo qui m’a vraiment accompagnée: celle de l’image d’une femme qui tente de traverser un boulevard avec son enfant dans les bras. Or, il n’y a pas de boulevard dans le film. Il n’y a pas non plus de paysage urbain. Mais cette femme qui protège son enfant avec une telle force me touche beaucoup. Cette image m’a vraiment soutenu et guidé pendant toute la scénarisation. Je l’ai montré bien sûr autour de moi et plus tard, à l’équipe, en commençant par le directeur photo, Pierre Mignot. J’ai toujours eu besoin de références généralement proches du photojournalisme mais je peux aussi me référer à des tableaux et à des films bien entendu. J’ai une tendresse particulière pour les films tchèques qui savaient si bien filmer le rapport de l’homme avec la nature. Mais les références sont aussi dans la rue. Pour «Gaz bar blues», j’ai invité l’équipe près d’une taverne que je connais, au moment de la sortie des usines. Je voulais que tous voient clairement ce que le mot fatigue signifie dans le monde ouvrier.

À propos du choix du  directeur photo, Fernand Dansereau évoquait dans un entretien précédent la nécessité d’un véritable casting : «il y a les romantiques, les rationnels, les énergiques, les juvéniles…Il faut choisir selon le film et l’esthétique souhaitée». De ton côté, comment détermines–tu la composition de ton équipe ?


J’ai travaillé avec plusieurs directeurs photos, mais pour mes films d’auteur, j’ai surtout travaillé avec trois directeurs photo différents : Jean-Pierre Saint-Louis (Post Mortem, Gaz bar blues, Le génie du crime), Guy Dufaux (Timekeeper, Lauzon-Lauzone) et Pierre Mignot (Route 132). Chacun a son style propre et c’est vrai qu’à la limite, je pourrais « caster » selon le film. Avec Saint-Louis par exemple, on parle d’une relation quasi symbiotique. Puisque j’ai déjà été son assistant-caméraman, nous anticipons les choses ensemble, à demi mots. Dès qu’il part à l’épaule, je le tiens par la ceinture et je le préviens de ce qui se prépare hors cadre.  Avec Dufaux, c’est un autre style. Tout est soigneusement cadré. Chaque plan est un tableau en soi. Il me pousse vers une sorte d’économie, une grande précision dans la mise en scène. Avec lui, j’ai appris une approche différente de la mise en scène. Je pense avoir développé un certain savoir faire avec le scope. Quant à Mignot, il peut conjuguer ces deux approches. Maîtrise totale du «tableau» et capacité de partir à l’épaule sur un signe de tête.

Mais en fait, ce qui compte pour moi maintenant, c’est la rencontre. Au delà des affinités artistiques c’est beaucoup plus des affinités intellectuelles que je recherche. J’ai contacté Mignot parce qu’il avait exprimé le désir de travailler avec des réalisateurs différents et plus jeunes. La rencontre dépasse alors le tournage proprement dit. On parle d’amitiés qui se prolongent au-delà du film comme tel. Personnellement, j’adore le moment du tournage. Je suis un gars de «gang» et la composition de mon équipe en tient compte. Je sais désormais que le tournage d’un film est un moment rare, précieux, alors autant le faire dans le bonheur.  Mes liens professionnels se transforment souvent en liens d’amitiés… C’est comme ça.

Au début de ta carrière, tu as rejoint rapidement la Coop vidéo. Tes complices sont alors Denis Chouinard et Robert Morin. Le support «rebelle» est le vidéotape qui vous permet d’éviter la lourdeur des démarches institutionnelles. Pourtant, tu ne tournes qu’en film 35mm ce qui est aussi le cas de tes deux partenaires. C’est un paradoxe non ?

Oui c’est vrai. Quoique Robert Morin revienne régulièrement à cet aspect «rebelle» mais personnellement, j’ai besoin du ronronnement de la pellicule et je continuerai en film tant que je le pourrai. Il y a le rituel, la concentration et la magie dont j’ai besoin et qui sont l’essence même du cinéma. Moi qui a été assistant-caméraman, je ne comprends d’ailleurs pas comment on peut travailler avec ces petites caméras qui ressemblent à des Playmobil ! Malgré le discours ambiant, il y a eu une véritable régression des outils qui nous obligent à jongler et à travailler quasiment à l’aveuglette pour faire un plan.

Sur le plateau, es-tu adepte du moniteur ?

Il y a une phrase que j’aimais beaucoup et qui a disparu des plateaux : «Est-ce que c’est beau au cadre ? ». On ne dit plus ça puisque le cadre est devenu collectif ou, en tout cas, relève de la collectivité et a généré une approche terriblement technicienne.

Quand je donne des sessions de formation à l’UQÀM ou à l’INIS, je mime la position-type d’un jeune réalisateur : il est recroquevillé sur son moniteur, bien souvent inversé par rapport au sens du plateau. Il a remonté son chandail sur l’écran pour couper la lumière parasite, un peu à la manière des photographes du 19ème siècle, et il crie :

« Bouge un peu à gauche ! Non ! L’autre gauche ! Resserre le cadre. Encore. Reviens un peu. Oui…» Et on imagine bien la suite de ce  monologue totalement démotivant pour toute l’équipe.

Il y a un moniteur sur mes plateaux bien sûr, mais je m’en sers très peu et je le considère avec beaucoup de méfiance. C’est presque un «ennemi» pour moi parce que chacun va y  chercher la trace de «sa» job sans jamais voir le film dans son ensemble en train de se construire. La maquilleuse regarde le maquillage. La costumière surveille ses retouches à faire. Etc. Le film se divise en entités segmentées (les fameux départements) et je trouve ça très dangereux. Et puis je crois beaucoup au contact visuel avec les comédiens. Je considère qu’un des aspects primordiaux de mon travail consiste à doser l’énergie : celle des comédiens comme celle de l’équipe, et c’est le regard direct qui me permet de le mesurer. Pas par le biais d’une image cathodique. Je ne vais pas miser lourdement sur un plan large quand je sais que l’émotion essentielle va se jouer trois heures plus tard sur un gros plan. C’est aussi ça mon travail.

Et puis j’ai tendance maintenant à laisser le cadre au cadreur. Pas par paresse, simplement parce que je fais confiance à celui que j’ai choisi pour embarquer dans l’aventure du film avec moi.  En amont, nous avons tellement discuté du film à faire avant d’arriver sur le plateau.  Pour moi, la pré-production est cruciale.  Lorsque la communication passe bien, le tournage est un bonheur.

Et le visionnement des rushes est toujours là pour ajuster l’ensemble.

Quelques titres d’une cinémathèque idéale selon Louis Bélanger :

 

«Woman under the influence» de John Cassavetes

«Oh Brother where are thou» des frères Cohen

«Ladybird, Ladybird» de Ken Loach

«Pour la suite du monde» de Perrault

«The Limey» de Steven Soderberg

«Wonderland» de Michael Winterbottom

 

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