LES LOUPS….Ce que le cinéma doit à la marine.

 

CE QUE LE CINÉMA DOIT À LA MARINE

Un texte de Philippe Lavalette CSC

publié dans le QuiFaitQuoi mai 2013

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«Les loups», un film de Sophie Deraspe produit par l’ACPAV (Marc Daigle), a été tourné entièrement aux îles de la Madeleine. Élie (Évelyne Brochu) cherche sur une île le père qu’elle n’a pas connu et se trouve confrontée à une communauté insulaire très soudée. Un univers de marins et de chasseurs de phoques (les loups marins) auprès duquel j’ai trouvé quelques analogies avec le monde du cinéma…

 

 

 

 

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Le gaffer

 

 

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Aux premiers temps du cinéma, le machiniste était souvent un ancien marin au long cours. Méliès, dans son atelier de Montreuil en banlieue de Paris, utilisait ainsi de grands velums (comme de grandes voiles) qu’il faisait  ouvrir ou fermer selon la lumière solaire. Ses employés, la plupart d’anciens marins, se servaient de longues perches qu’on appelait  sur les bateaux des gaffes. Le terme gaffer était né. Depuis, le gaffer est devenu l’indispensable copilote de la lumière. Les gaffers forment avec les directeurs photo des couples soudés qui se suivent de film en film, parfois sur plusieurs décades. Citons Henri Alekan et Louis Cochet. Ils auront, ensemble, traversé le vingtième siècle, de Jean Cocteau à Win Wenders.  Quand le premier est décédé, l’autre est mort peu de temps après, comme dans un vieux couple. Le gaffer a sa propre estimation de la lumière. Bien souvent, le dialogue avec le dop n’est pas d’emblée technique mais porte souvent sur la nature même de la lumière. Deux artistes valent mieux qu’un, sachant que le gaffer va assurer  et faire des propositions techniques adéquates à partir du choix retenu. Le gaffer pourrait devenir dop, c’est le cas de Tom Stern ASC, AFC qui signe aujourd’hui la direction photo des films de Clint Eastwood. Il raconte très bien, avec beaucoup d’humour, comment il a été paralysé quand Eastwood lui a demandé de prendre le relais de son dop, décédé brutalement la veille d’un tournage. Il était terrorisé par la caméra et a bien failli refuser. Ce n’est qu’avec la complicité des assistants qu’il a surmonté ses craintes et a, aujourd’hui, une feuille de route impressionnante (Mystic River, Million dollar baby etc.)

 

 La boussole

 

 

boussole

 

Marins et cinéastes partagent le même instrument et sont constamment à l’affût du moindre nuage. Grâce à la boussole, et relayé aujourd’hui par d’innombrables écrans électroniques, le marin trace son chemin. Le directeur photo en a hérité pour suivre la course du soleil. Lors d’un repérage,  le dop et son gaffer doivent connaître précisément les points cardinaux et la première question qui vient sera : «où est le Nord ?». Pas question de le perdre comme chacun sait. Et si le ciel est nuageux lors d’un repérage, il faut savoir où va rentrer la lumière solaire pour la contrôler quand viendra le temps du tournage…

Aux îles de la Madeleine, le chapelet d’îlôts reliées entre eux par des bancs de sable décrit une sorte d’hameçon géant qui se retourne en allant vers le Nord. Tout au bout de l’île, à Grande-Entrée, on fait donc face au chemin parcouru depuis le Sud. Une chatte y perdrait ses petits. Il faut savoir se repérer, anticiper la course du soleil. Prendre des notes, ventiler l’information auprès des alliés que sont le chef machino et le chef électro.

Bateau ou plateau, la boussole est un incontournable. Selon l’orientation, il faudra parfois  «borgnoler», un terme qui vient d’une antique maison funéraire auprès de laquelle les opérateurs français louaient d’immenses draps noirs. On pourrait dire au Québec «on va dallairer !». On dit aussi «on va blacker» et une «location» (un lieu de tournage) peut être remise en question si son orientation n’est pas bonne.

Marins et cinéastes sont tributaires de Dame Nature. Qu’il pleuve ou qu’il vente, les uns et les autres doivent constamment s’ajuster au temps qu’il fait. Le marin va modifier sa route. Le cinéaste son horaire.  À chacun sa vigie. À chacun son cover-set.

 

Seul maître à bord

 

Dans le making-off de «Apocalypse now», Coppola dit qu’un plateau de cinéma est un des derniers lieux où peut s’exercer une dictature absolue. Le réalisateur y règne sans partage et un empereur romain qui traverserait le temps  ne serait pas dépaysé dans le rôle. Comme le capitaine, le réalisateur est seul maître à bord et ses décisions sont sans appel, quelles soient bonnes ou mauvaises.

En réalité, on devrait parler d’autorité non contestable plutôt que de despotisme. Dans ce dernier cas de figure, le bateau frôle la mutinerie et le plateau… le grief syndical ! Dans un cas comme dans l’autre, capitaine et réalisateur ont tout intérêt à être entourés d’une équipe solidaire des décisions. Malgré les apparences, cette équipe est très hiérarchisée et chaque poste a une fonction très précise. Au plus bas de l’échelle : le moussaillon du bateau qui essuie toutes les corvées humiliantes et son équivalent sur les plateaux : l’apprenti. On lui demandera par exemple d’aller courir chercher le shadow remover (spray pour effacer les ombres !). Il pourra passer une journée entière à sa recherche, balloté d’un département à l’autre, le cœur angoissé et le visage en sueur.

 

Les superstitions

 

Le mot «lapin» est totalement tabou sur le pont d’un navire. Les marins utiliseront l’expression «animal aux grandes oreilles»». Il faut dire que le lapin est un rongeur qui adore le chanvre qui constituait autrefois l’étoupe des navires. Un lapin à bord condamnait irrémédiablement le navire et la superstition est restée jusqu’à aujourd’hui. Le mot lapin n’est pas interdit sur les plateaux mais, par contre, jamais le mot corde ne sera prononcé sur un film ou une scène de théâtre européens. Les marins ont manœuvré les cordages des scènes de théâtre avant de travailler sur les plateaux. Ils sont passés de la mer au théâtre puis du théâtre  au cinéma et ont emmené avec eux leurs traditions : la corde évoque en effet la pendaison des mutins sur le pont des bateaux. On dit plutôt «bout », «filin», et cordage aussi qui est permis.

Ce que doit la langue française à la marine

 

Plus qu’ailleurs en francophonie, le français du Québec emploie beaucoup de termes nés de la marine. On dit souvent par exemple :

 Adonner (le vent adonne pour un navire à voiles quand il tourne dans un sens favorable à la marche)

Embarquer ( Charger un navire, faire monter dans un navire)

Embarder (Se dit d’un navire qui s’écarte de sa route à droite ou à gauche en suivant une ligne courbe et irrégulière)

Touage (Remorquage, plus particulièrement en langage de batellerie)

Virer (Exercer un effort sur un cordage ou sur une chaîne par enroulement sur un treuil, guindeau ou cabestan)

Texte complémentaire extrait de «la mer et les marins dans l’art lyrique de Jean-Pierre Gomane 

“…constatons que les deux premiers hauts lieux de ce genre nouveau sont, en ce début du dix-septième siècle, deux ports de la Péninsule, sans  pouvoir préciser vraiment la priorité de l’un sur l’autre, Naples d’abord, la cité royale, riche de ses quatre conservatoires, pépinière de ces voix, irréelles mais obtenues par des moyens bien réels, celles des castrats ; Venise ensuite, l’opulente, ce qui lui permet de se saisir sans tarder des modes nouvelles car cette cité jadis marchande, ruinée par l’ouverture du commerce atlantique, s’est bientôt adonnée à la finance, au jeu, à la fête quand ce n’était pas au stupre comme en témoignent les nombreux voyageurs qui ne se contentent pas de fréquenter les seules salles d’opéra. Tous ces théâtres sont enserrés dans le dédale des canaux et des ponts, au cœur

d’un campo ou au fond d’un cortile ou d’une piazzetta…

…les machinistes des théâtres vénitiens n’étaient autres que les marins des galères en rupture de contrat. La plupart des bâtiments étaient désarmés pendant la période d’hivernage laissant disponible une main d’œuvre aussi robuste qu’experte dans le maniement des cordages et autre apparaux. Ces mois d’hiver étaient précisément ceux durant lesquels, se déroulaient les carnavals et autres festivités dont la cité des doges n’était pas avare, surtout aux dix-septième et dix-huitième siècles. C’est ainsi que des termes de marine devinrent des termes de théâtre, à Venise puis à travers toute l’Europe.”

Niccolo Sabbatini (1574-1654), architecte, ingénieur et scénographe italien.  a construit le port de Pesaro et construit en 1637 le Teatro del

Sole érigé pour la présentation de « très nobles spectacles ».

Au 17ème siècle, ce sont les marins qui travaillent dans les théatres italiens. En France, ce sont des marins bretons qui, désirant se sédentariser, qui se font engager dans les théatres.

Et on sait ce que les salles dites à l’italienne doivent, jusque dans le vocabulaire, à la technique des voiliers. Les mots treuils, tambours, cabestans, palans, poulies et cordages évoquent la marine à voile,

Quant à l’opéra impérail russe, ce sont des marins de la marine impériale qui manoeuvrent en coulisses.

 

Remerciements : Simon  Lamarre-Ledoux, Marc Robert, Jean-Chistophe Yacono,Émilio Gozzi.

 

 

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