À propos d’«Incendies»

À propos d’«Incendies»

Rencontre avec André Turpin, DOP

Un article publié dans la revue QFQ, septembre 2010

 

André Turpin suit une démarche singulière. Tout en étant entièrement dévoué au film et au réalisateur, il a une signature très personnelle qu’il semble orienter de plus en plus vers un dépouillement et une simplicité qu’on ne lui attribuait pas de prime abord.

À partir de l’œuvre de Wajdi Mouawad, Denis Villeneuve a adapté «Incendies » pour le grand écran et lui a confié la direction photo du film. Collaborateur de longue date , André Turpin a tourné avec Denis Villeneuve: «Cosmos», «32 Août sur Terre», «Maelstrom» et une vingtaine de clips et messages publicitaires.

Avec «Incendies», le degré de difficulté a-t-il été plus grand que sur tes films précédents?

Nous étions logés à Amman, capitale de la Jordanie, dans un contexte culturel tellement différent que ça a créé une énergie particulière. À la limite, c’était plus facile parce que nous étions à l’étranger. L’équipe est alors détachée de la «quotidienneté» et est totalement dévouée au film. Ceci dit, on parle tout de même d’un scénario de 185 séquences qui se tourne sur trois époques différentes et avec plus de 100 personnages ! Une partie des scènes intérieures a été tournée à Montréal avant le déplacement en Jordanie, ce qui a ajouté à la difficulté, si l’on parle en terme de continuité de lumière.

Comment s’est établie l’esthétique du film ?

Par étapes, et bien souvent, nous arrivions au contraire de ce qui avait été conçu dès le début. Après les premières lectures du scénario, je n’ai aucune idée de ce que sera le film. Je m’en tiens à la structure narrative du récit. Peu à peu, Denis et moi avons développé un langage propre au film, à partir de certains films visionnés tels que ceux de Philippe Gandrieux. On parle ici d’inspiration. À la limite, ce que nous avons tourné n’a rien à voir avec ces films-là mais ça donne un appui, une sorte de fondation pour inventer le langage dont nous avions besoin pour avancer.

Et puis l’intervention de deux personnes-clés a été cruciale à ce stade. D’abord, la directrice artistique, Andrée-Lyne Beauparlant, qui fait un travail formidable à partir de la réalité. Elle va puiser tout ce qui peut devenir une référence en termes de couleurs ou de texture. Les murs des bureaux de production ont été tapissés de centaines de photos découpées, assemblées et collées ensemble pour déterminer une couleur. Elle nous a aussi fait découvrir un photographe nommé Ben Loulou dont le travail au Moyen-Orient est fascinant.

L’autre personne-clé aura été l’étalonneuse, Charlotte Mazzinghi, qui est intervenue en amont du film, ce qui est une première je crois, en tout cas pour moi. Charlotte est peintre, une «passionara» de l’image. En consultant les montages-photos que nous avions retenus et dans lesquels la terre et la poussière un peu brunes étaient dominantes, elle nous a dit : «Bien. Mais ça manque de bleu…».

La recherche a donc commencée à deux avec Denis, et s’est poursuivi à quatre avec Andrée-Lyne et Charlotte. C’est à partir de cette première étape que nous avons choisi – ensemble –certains paramètres majeurs du film tels que le format. Tourner dans le désert oriente d’emblée le film vers le 2.35. Il y a eu pas mal de discussions. Nous avons finalement opté pour le 1.85 parce que certaines scènes exigeaient de la hauteur, comme la scène de l’autobus qui flambe et qui crée une immense colonne de fumée dans le ciel.

Une fois établi ce travail, quelle a été l’étape suivante pour toi ?

Là, il me faut un test, mais un VRAI test, c’est-à-dire que nous avons tourné une scène complète du film avec les comédiens, avec une mini-équipe technique et des choix bien établis pour le maquillage, pour la pellicule, pour les objectifs, pour le format (trois perfos = 1.85). Quand ça a été tourné, on a fait un transfert sur D.I., on s’est assis et on a discuté.

C’est là que nous avons défini le look du film… Sachant très bien que tout pourrait être constamment remis en question !

Et quel a été alors le look retenu ?

D’abord, le choix de tout tourner à l’épaule. Et en fait, sur le terrain, après cinq jours de tournage et en visionnant les rushes en continuité, on a totalement changé d’avis. Mais je suis sûr qu’il était nécessaire de progresser de cette manière, de «surpréparer» sur le mode «essai-erreur-ajustement». Au final, il y aura eu plus de steadycam que prévu. J’ai donc laissé tomber le dolly pour compenser le budget image.

Pour la pellicule, j’ai choisi de tourner en 5219.Un vrai coup de foudre. Une pellicule de 500 ASA pour tourner en plein désert avec des objectifs Master Prime qui ouvrent à 1.3 ! … C’est l’approche que j’ai retenu en n’ayant pas peur de sous-exposer les visages.

Sur le tournage comme tel, quel dialogue as-tu avec le réalisateur ?

Nous parlons très peu de la lumière mais constamment du cadre. Je fais en sorte que le réalisateur soit toujours en «état de création» et pour ça, il faut qu’il ait une forte personnalité. Il faut quelqu’un qui soit confronté et qui sache ce qu’il veut. Qui puisse dire oui ou non. Donc, pour une scène X ou Y, je suggère une focale, généralement le 32 mm, le 40 ou le 65 mm. Il y a déjà un certain temps que je ne travaille plus dans les extrêmes, les très courtes focales «matchées» au 200mm… Je m’oriente plutôt vers une sorte de dépouillement, vers un style plus épuré, plus sobre. Je crois aussi que «Incendies», avec sa dramaturgie forte, appelait une mise-en–images très simple.

Toujours dans cette recherche du dépouillement, je ne cherche plus à réduire la profondeur de champ à l’extrême. C’est derrière moi ça. En intérieur, je peux tourner à  f2.8 ou f4. S’il y a lieu, je peux aller jusqu’à f 11 ou f 16 en extérieur avec une longue focale.

Côté lumière, la plus grosse source a été un 4KW que j’ai sorti deux fois seulement (sauf au Québec où j’ai dû utiliser des 18k pour imiter les intérieurs Jordanie à 2 reprises). J’accepte la lumière naturelle telle qu’elle est plutôt que de chercher à tout prix à la contrôler. Autrefois, un personnage seul dans le désert aurait été suivi d’un 12X12 «full soie» avec quatre machinistes. Maintenant, un simple quart de soie 24X36 tenu par un seul machiniste me suffit. On peut parler d’un look «naturaliste».

Et quel a été le processus choisi pour la post-production ?

Nous sommes passés par un intermédiaire numérique (D.I.) ce qui n’a pas été le cas pour les deux films précédents et ce qui aurait encore été un choix possible parce que j’aime bien les surprises de la chimie. Mais là, nous avons travaillé trois semaines sur le «Lustre» avec Charlotte Mazzinghi, l’étalonneuse. Elle a mis au point un «plug-in» qui a créé l’effet d’un glacis, comme en peinture.

Nous avons ensuite tiré une première copie que nous avons projeté dans trois salles différentes (Beaubien + deux salles du Quartier latin).Au final, il y a eu une légère correction d’un point à l’étalonnage chimique.

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